Présentation de Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778)
Publié le 17/03/2020
Jean-Jacques Rousseau, né en 1712 à Genève et mort le 2 juillet 1778 à Ermenonville (France, Oise actuelle), n’est pas un écrivain « français » comme on l’entend parfois, mais un philosophe, écrivain et musicien genevois issu de la Suisse francophone. Après une fugue de jeunesse, il a passé la plus grande partie de sa vie en France. Sa vie a été marquée par une certaine pauvreté. Il était de surcroît très mal vu et par la République de Genève et par la monarchie absolue française.
Il est sans doute le plus grand penseur politique du Siècle des Lumières, en tout cas de langue française. On le considère aujourd’hui comme un philosophe majeur, bien supérieur à son rival Voltaire, pourtant beaucoup plus riche et célèbre que lui. Ses idées influencent encore la culture juridique et politique actuelle, notamment le principe très républicain selon lequel l’intérêt général prime sur les intérêts particuliers ou les intérêts de groupes.
La République de Genève était à l’époque un État indépendant suisse, où existaient le droit de vote, des élections et des référendums même si, concrètement, cette république était une sorte d’oligarchie tenue par les classes aisée. La France était une monarchie absolue sans consultations électorales. Les élites genevoise n’aimait pas Rousseau dont le républicanisme avait des accents socialisants : issu de la petite classe moyenne de Genève, il se méfiait des « riches ». En France, les élites détestaient aussi Rousseau, car elles voyaient en lui un penseur nuisible à la monarchie absolue.
Du reste, les révolutionnaires de 1789 se réclameront de lui, y compris sous la Terreur (1793), ce qui contribue aujourd’hui à la réputation épouvantable de Rousseau dans certains milieux royalistes, mais aussi partout ailleurs. On l’assimile par exemple à un utopiste fanatique et solitaire, adorateur de l’état sauvage, ou partisan d’un État totalitaire, ce qui est grotesque.
En philosophie, deux ou trois ouvrages sont essentiels :
Discours sur les sciences et les arts (1750),
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755)
Du contrat social (1762).
1) Rousseau critique le progressisme facile des philosophes des Lumières :
« Où il n’y a nul effet, il n’y a point de cause à chercher : mais ici l’effet est certain, la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c’est un malheur particulier à notre âge ? Non, messieurs ; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L’élévation et l’abaissement journaliers des eaux de l’Océan n’ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l’astre qui nous éclaire durant la nuit, que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière s’élevait sur notre horizon, et le même phénomène s’est observé dans tous les temps et dans tous les lieux. » (Discours sur les sciences et les arts)
Rousseau nous montre que les progrès scientifiques et techniques, quelle que soit la civilisation où ils ont lieu, n’empêchent pas les hommes de stagner dans la bêtise, la méchanceté, la cruauté, l’aveuglement, l’oppression. Pire même : ces maux ne font qu’empirer avec le progrès des connaissances. C’est ce que diront aussi les penseurs du XX° siècle, pessimistes, après deux guerres mondiales… Le terme « arts » ne désigne pas seulement les beaux-arts mais plus globalement les techniques.
2) Rousseau estime que la plupart des inégalités ne sont pas naturelles :
« Il est aisé de voir qu'entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l'ouvrage de l'habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi un tempérament robuste ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière dont on a été élevé que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l'esprit, et non seulement l'éducation met de la différence entre les esprits cultivés, et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; (…) Or si l'on compare la diversité prodigieuse d'éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l'état civil, avec la simplicité et l'uniformité de la vie animale et sauvage où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d'homme à homme doit être moindre dans l'état de nature que dans celui de société et combien l'inégalité naturelle doit augmenter dans l'espèce humaine par l'inégalité d'institution. » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes)
Rousseau n’est pas un naturaliste fou, adorateur du bon sauvage.
Il sait qu’il existe une part de nature en nous ; aujourd’hui, on parlerait d’un patrimoine génétique. Il y a naturellement des grands, des petits, des bruns, des blonds, des hommes, des femmes, des costauds, des moins costauds, des jeunes, des vieux, etc.
Mais Rousseau affirme que les principales et les plus fortes inégalités sont artificielles, qu’elles soit favorables ou défavorables à l’individu. De ce point de vue, une tyrannie esclavagiste et cruelle n’est ni plus ni moins artificielle qu’un régime politique juste et favorable au peuple. Il ne s’agit donc pas de retourner à l’état sauvage « en broutant de l’herbe » comme ironisait bêtement Voltaire à son propos. Il s’agit de savoir, ce qui dans la machinerie très artificielle de la politique est acceptable ou pas, légitime ou pas.
Ainsi, bien loin d’être un penseur naturaliste comme Aristote estimant que l’inégalité entre l’homme libre et ses esclaves est naturelle, Rousseau développe une forme de conventionnalisme (le peuple doit décider régulièrement de ses lois, par des sortes de referendums) : une idée qui imprègne encore beaucoup la culture suisse actuelle. La loi n’est donc pas un effet de la nature ; elle est le produit d’un accord (convention) entre citoyens. À noter que la loi civile n’est pas non plus, pour Rousseau, un texte qui tomberait du ciel, directement des mains de Dieu.
3) Pour contrer les idéologues naturalistes, Rousseau se demande ce que serait un « homme à l’état de nature »
La plupart des « naturalistes » sont de simples idéologues. Pour justifier leur préférences juridiques, ils n’ont qu’un argument : cette loi est conforme à la nature. Mais Rousseau nous apprend à nous méfier de ceux qui parlent en permanence de la « loi naturelle » pour justifier l’esclavage, l’exploitation, l’oppression politique, les discriminations absurdes, etc. La nature, notion du programme, est une notion très délicate. N’importe qui peut faire dire à la nature n’importe quoi. Celui qui trompe sa femme ou bat ses enfants peut rétorquer : « Ben quoi, c’est naturel, non ? » Chacun voit la nature comme ça l’arrange. C’est d’ailleurs un peu la même chose avec l’idée de Dieu…
Rousseau se demande donc ce que serait un homme si on le débarrassait de tout ce que la société a construit en lui. L’homme à l’état de nature n’est pas un homme ayant existé, c’est un concept. C’est ce qui reste de l’homme, en dehors de tous les artifices sociaux, bons ou mauvais.
« La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l'homme, et j'ose dire que la seule inscription du temple de Delphes contenait un précepte plus important et plus difficile que tous les gros livres des moralistes. Aussi je regarde le sujet de ce Discours comme une des questions les plus intéressantes que la philosophie puisse proposer et, malheureusement pour nous, comme une des plus épineuses que les philosophes puissent résoudre. Car comment connaître la source de l'inégalité parmi les hommes, si l'on ne commence par les connaître eux-mêmes ? Et comment l'homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l'a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu'il tient de son propre fonds d'avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ? Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu'elle ressemblait moins à un dieu qu'à une bête féroce, l'âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l'acquisition d'une multitude de connaissances et d'erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d'apparence au point d'être presque méconnaissable ; et l'on n'y retrouve plus, au lieu d'un être agissant toujours par des principes certains et invariables, au lieu de cette céleste et majestueuse simplicité dont son auteur l'avait empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de l'entendement en délire. Ce qu'il y a de plus cruel, encore, c'est que, tous les progrès de l'espèce humaine l'éloignant sans cesse de son état primitif, plus nous accumulons de nouvelles connaissances et plus nous nous ôtons les moyens d'acquérir la plus importante de toutes, et que c'est en un sens à force d'étudier l'homme que nous nous sommes mis hors d'état de le connaître. »
(Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes)
Glaucos est un demi-dieu marin, déjà évoqué par Platon, censé être défiguré par son séjour permanent sous les flots.
Essayons donc de décaper la statue, de lui enlever les algues et les scories. Ce qui reste, après cet effort d’imagination intellectuelle, c’est le fameux homme à l’état de nature.
« Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu'à l'état de nature, mais aucun d'eux n'y est arrivé. Les uns n'ont point balancé à supposer à l'homme dans cet état la notion du juste et de l'injuste, sans se soucier de montrer qu'il dût avoir cette notion, ni même qu'elle lui fût utile. D'autres ont parlé du droit naturel que chacun a de conserver ce qui lui appartient, sans expliquer ce qu'ils entendaient par appartenir; d'autres donnant d'abord au plus fort l'autorité sur le plus faible, ont aussitôt fait naître le gouvernement, sans songer au temps qui dut s'écouler avant que le sens des mots d'autorité et de gouvernement pût exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse de besoin, d'avidité, d'oppression, de désirs, et d'orgueil, ont transporté à l'état de nature des idées qu'ils avaient prises dans la société. Ils parlaient de l'homme sauvage, et ils peignaient l'homme civil. Il n'est pas même venu dans l'esprit de la plupart des nôtres de douter que l'état de nature eût existé, tandis qu'il est évident, par la lecture des Livres Sacrés, que le premier homme, ayant reçu immédiatement de Dieu des lumières et des préceptes, n'était point lui-même dans cet état, et qu'en ajoutant aux écrits de Moïse la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, à moins qu'ils n'y soient retombés par quelque événement extraordinaire. Paradoxe fort embarrassant à défendre, et tout à fait impossible à prouver. Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels; plus propres à éclaircir la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes)
Rousseau nous invite donc à un effort intellectuel. Imaginons l’homme, sans les apports de la société. Que reste-t-il ? Pas grand-chose. On résume généralement cet homme par trois ou quatre caractéristiques qu’on peut extraire du Discours.
— C’est un animal, qui ne parle pas vraiment, puisque les langues elles-mêmes, qui ne naissent que dans des peuples et donc dans des sociétés, n’existent pas. S’il a un langage, c’est celui d’une sorte de singe à forme humaine.
— Il est solitaire : c’est évident puisqu’on a supprimé la société. Il se reproduit éventuellement par rencontres fortuites avec le sexe opposé et il se nourrit en prélevant ce qui lui plaît dans la nature.
— Il est indépendant : aucune hiérarchie, aucune chaîne, ni esclavage, ni salariat, ni monarchie, ni république, ni régime politique bon, ni régime politique mauvais, ni système économique juste ou injuste, ni État-nation, ni empire,… rien.
— Il est innocent : en tant qu’animal, il suit son instinct et ignore complètement le distinction entre le bien et le mal, laquelle suppose déjà une société. Il n’est pas un « bon sauvage » mais un animal sans morale, amoral (et non immoral, c’est-à-dire méchant).
Vous pouvez aussi consulter cet article intéressant :
http://philosophiques.canalblog.com/archives/2017/04/02/35126658.html
Conclusion
Rousseau écarte donc tous les fantasmes liés à la nature. La nature ne nous demande ni la monarchie, ni l’esclavage, ni la guerre, mais elle n’exige pas non plus la République, ni les droits de l’homme ou de la femme, ou des minorités… Ces notions, dans un état naturel, n’ont strictement aucun sens : elles n’existent pas.
Pour autant, faut-il renoncer à construire une théorie politique ? Pas du tout.
La politique est, par définition un artifice, une machinerie artificielle, une création humaine. Mais il y a des artifices qui valent mieux que d’autres, un peu comme il existe des machines qui fonctionnent mieux et créent moins d’accidents ou de pénibilité que d’autres.
Or, pour Rousseau, la meilleure machinerie politique, c’est un État républicain qui décide de ses lois par ses suffrages, où les citoyens sont par ailleurs éduqués à préférer l’intérêt collectif à l’individualisme ou à la volonté de groupes particularistes comme, aujourd’hui, les lobbys.
C’est une théorie qu’il expose dans le Contrat social.
Cela fera l’objet d’un autre polycopié.